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Dernier été dans un champ de blé
Juliette n’a que 16 ans mais Julien est beau et elle l’aime. Elle rêve de s’enfuir avec lui, d’habiter cette grande maison qu’il lui a promise et d’avoir des enfants.
Julien est garagiste. Oui, il n’est pas riche, mais il est courageux et en plus beau comme un dieu. Oui, il a souvent les dessous des ongles noircis par l’huile de moteur et ce n’est pas l’ardeur qui lui manque de les récurer tous les soirs. Il le fait avec d’autant plus d’application qu’il va voir Juliette.
Juliette, c’est la fille du notaire. On pourrait croire que l’époque accepte que Julien attende Juliette mais Reims n’est pas une ville si grande et tout le monde connaît les Bonnefille, notaire de père en fils. Juliette est la dernière de la dernière génération et il ne reste qu’elle pour reprendre le flambeau.
Voici quelques mois que leur amour a été découvert. Le notaire Bonnefille l’a très mal pris et Juliette a été invitée, fermement mais sans aucune discussion, à cesser toute relation avec ce Monsieur. Père a parlé, la jeune fille a écouté.
C’était sans compter sur la détermination des deux jeunes gens qui, dès que cela était possible filaient en cachette pour se retrouver.
— Demain, je serai près du gros chêne dans le champ de blé du père Jouveau. Si tu ne me vois pas, fais le tour de l’arbre, je serai caché derrière, je t’y attendrai.
— Je viendrai dès que je le peux.
Ils n’ont jamais été aussi heureux. Juliette rêve de toujours et d’à jamais, elle veut que vieille, il la regarde et lui dise encore ces mots qu’il lui serine à l’oreille lorsqu’elle s’assied sur la plus grosse racine de l’arbre.
Pourtant, cela n’a pas toujours été si simple.
Hier encore, ils sont venus dans l’après-midi. Juliette était dans sa chambre et on l’a appelée. Elle n’a pas trouvé le courage de sortir. Cela fait quelques temps maintenant qu’elle se terre dans son deux-pièces. Assise dans un fauteuil crapaud, elle s’occupe comme elle peut. Ils ont tout découvert et elle sait qu’elle va le payer cher mais rien ne la fera changer d’avis, Julien est son grand amour.
Le soleil se couche et la lune est déjà là. Une fois encore, elle va filer. Ils lui ont dit qu’elle avait été désobéissante et ils l’ont assignée à garder la chambre. La porte arrière de la maison est restée ouverte. Elle est partie, comme chaque fois, par la barrière de la cour qu’ils avaient oublié de verrouiller. Le chêne se dresse toujours, majestueux. Les blés sont coupés depuis longtemps.
Elle a traversé le village et est partie, au couchant, comme il lui avait dit. Elle a attendu près du vieux chêne, comme il le lui avait recommandé, se cachant derrière le tronc pour que personne ne puisse l’apercevoir. Elle s’est assise et s’est assoupie. Elle a encore laissé passer l’heure du diner et ils vont venir la chercher. Ils savent maintenant où elle se trouve et pourquoi. Elle ne sait plus combien de fois ils sont venus la chercher, elle ne compte plus. Elle sent leur agacement, mais rien n’y fait, elle le lui a promis.
Il ne viendra plus, effectivement. Elle l’a compris à leurs regards. Hier, ils semblaient tristes. Elle a fermé les yeux trop longtemps. Ces derniers temps, ses paupières restent figées de plus en plus longtemps et cela l’apaise. Aujourd’hui, elle n’a plus envie de les ouvrir. Elle sent l’humidité du sol sous elle et entend son appel.
Il ne viendra plus mais c’est elle qui va le rejoindre. Elle a toujours su qu’ils étaient liés. Ce soir, elle le rejoint, ils le seront à jamais.
La Maison des Blés d’Or, maison de repos
a la tristesse de vous annoncer le décès de Madame Juliette BONNEFILLE
Domiciliée à Reims
Née à Nogent-l’Abbesse, le mardi 21 avril 1931
Décédée à Reims le mardi 16 août 2022 à l’âge de 91 ans
Veuve de Monsieur Julien VENOIR
Partage d’écriture – Thème : dernier été – août 2022
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