Une plume, des mots…

Jeanne Kabwe Auteure

Mais où est donc passée Marie-Joseph Guillemette ?

Le TGV Paris-Vannes entre en gare. Simon Clément descend prestement du train. De sa démarche souple, il zigzague d’un pas rapide entre les passants. Son attaché-case en cuir se balance joyeusement au rythme de ses pas. Il porte la petite trentaine avec élégance. Grand, les cheveux coupés de près, son costume trois pièces allonge une silhouette sportive et décidée et laisse imaginer des cuisses musclées et une carrure de rameur. Son regard est direct, franc et loyal. Les dames se retournent naturellement sur son passage, il ne s’en émeut pas. Il est de bonne humeur, il rentre au pays. Deux heures vingt-trois de route se sont écoulées et il lui reste encore à patienter avant d’arriver à Bérric. Le chemin est encore long. Ses pensées se rassemblent. Paris, hier, si bruyante l’agace. Le virus de la province l’a surpris.

Sa voiture l’attend sur l’esplanade en pavé gris. Devant la gare, le chauffeur appuyé sur la portière avant droite semble assoupi. Etre maire a ses avantages et il apprécie cette facilité offerte. Il ne tarde pas à y grimper, il a hâte d’y être enfin et encore. Il profitera du trajet pour revoir une dernière fois le dossier bouclé à sa plus grande satisfaction.

La berline traverse des paysages qui lui sont désormais connus. Des champs à perte de vue l’accompagnent le long d’une nationale encombrée. Les boulevards haussmanniens du 9e arrondissement sont loin derrière et son oeil aguerri s’habitue avec bonheur à ce ciel bleu breton.  La lande l’accueille comme à chaque retour. Il a insisté pour emprunter la départementale 7, le détour lui permettra de se préparer à affronter la suite des événements. Une halte devant le Château de Trémohar lui fait le plus grand bien. C’est là que sa mère lui avait fait découvrir la région pour la toute première fois, il y a dix ans maintenant. A chaque retour, le soutien maternel aujourd’hui disparu, lui insuffle après quelques minutes de recueillement la force du souvenir qu’il ne s’explique toujours pas.

Simon Clément est né, il y a vingt-huit ans, en plein mois d’août de canicule à Paris à la maternité la Riboisière à 400 mètres de la gare du Nord. Le bruit des trains que l’on peut entendre lorsque l’été oblige les accouchées à ouvrir les fenêtres, lui a très certainement donné le goût du voyage. Un collège privé, puis l’Ena dans les traces d’un père fonctionnaire de l’Etat et attaché ministériel, tout lui semble acquis. Et puis un voyage en Bretagne et c’est la révélation.

Sa mère, née Le Goff est bretonne. Elle revient au pays et le petit Simon l’accompagne. Elle enterre son père, maire de Bérric durant de longues années qui, un soir, a laissé partir à grands regrets sa seule fille  dans la capitale.  Elle a quitté ses racines pour Paris, l’amour n’ayant pas de frontières. Elle n’oublie pas sa lande pour autant et berce son fils unique de récits de pêcheurs et de coquillages. A travers les yeux et les mots d’une jeune fille naguère heureuse, il découvre des horizons sans limites, des anciens bocages et une côte accueillante. Il a pu s’imaginer l’air frais et iodé en rêvant des réserves naturelles habitées de spatules blanches et d’avocettes élégantes. Simon tout petit déjà s’est projeté sur les landiers jusqu’au Golf du Morbihan et rêve d’horizon sans limite.

Nolwen raconte la mer, les châteaux et les légendes, la danse des filles autour des dolmens pour attirer l’élu de leur coeur et les filtres concoctés d’herbes cueillies en forêts. Elle lui chuchote son pays comme on révèle des secrets lui vantant les balades dans les pâturages et leurs haltes tant attendues pour se voler des baisers à l’ombre des chapelles parsemées sur les chemins. Elle imprègne son fils de l’odeur des bruyères et du crépitement des genêts dans les feux de joie autour desquels les familles se rassemblent le soir pour écouter les poètes au son du biniou.

Parfois, elle remonte le temps. C’est aux portes de Vannes qu’elle court la campagne avec sa tante Aénor qui lui raconte sa belle histoire avec un maître vannier et lui inculque que l’amour est plus fort que tout. La jeune fille retient la leçon. Elle qui n’entend parler que de roseaux et de bois de châtaignier, oublie subitement ses premières ambitions. Un jour de visite à l’Ile-aux-Moines, elle croise les Clément. C’est le coup de foudre et elle quitte tout pour suivre sans excuse Jacques qui lui fait les yeux doux. Elle enlève sans hésitation ses sandales, revêt des escarpins et monte à la capitale.

Au fil du temps, l’habitude remplace la passion. Le ministre Clément se noie dans ses dossiers, Nolwen emboite les pas de son père. Le chagrin en aura eu raison. Simon, malheureux en ville, quitte Paris et s’éloigne d’abord à Vannes. Il milite pour la région avec ardeur. Il a besoin de se prouver qu’il est bel et bien breton et redouble d’effort pour convaincre. Il n’est pas toujours compris mais est rapidement élu grâce au soutien des siens qu’il ne connaît pourtant pas, le nom de sa mère lui ouvrant toutes les portes. Il profite cette année-là d’un adversaire vieux et aigri et peu enclin aux changements mais surtout du caractère généreux des bretons. Son village l’appelle. Deux ans plus tard, il remporte les municipales, s’installe dans la maison familiale restaurée et accueillante au pied de l’église Saint-Thuriau et commence la tâche la plus compliquée de sa courte vie, convaincre les siens qu’il fait partie du même clan.

Depuis trois ans déjà, Simon a pris la relève de son grand-père, 13e maire de Bérric. ll est devenu un meneur d’hommes heureux et ambitieux. Il ne connait pas encore intimement les membres de sa famille, les années ayant fait leur oeuvre mais est déterminé à retourner aux sources dès qu’il se sentira prêt à partager ses souvenirs.

Loïc Le Gall est né à Bérric. Trentenaire, il est un des derniers vanniers de la région, profession héritée de père en fils au savoir-faire incomparable. Agriculteur retraité, Simon Le Gall, son grand-père, a continué durant de longues années la vannerie et les entreprises Le Gall y ont trouvé leur lettre de noblesse. Le Baskodenn, produit phare, fait la fierté de la famille et Loïc qui a repris l’affaire il y a peu, fait prospérer l’entreprise de belle manière. On vient de loin pour ses paniers en châtaigniers. A Bérric, on écoute les Le Gall. Il dirige la manufacture d’une main souple mais ferme et s’il est d’un naturel taiseux, il sait que ses paroles sont autant comprises que ses silences. Il en a fait l’expérience lors de l’élection du dernier maire. Il ne sait pourquoi mais il l’a soutenu dans sa campagne. Emu par le discours de ce dernier, sa voix a compté. Il a entendu sous les initiatives économiques, l’amour de sa Bretagne. Surpris car profondément ancré dans sa terre, il a laissé parler son expérience de jeune entrepreneur. Il était temps de redynamiser la mairie. Il n’a pas hésité un instant. Après tout, du sang neuf n’a jamais fait de mal. Il a voté pour lui, le mot d’ordre étant « en famille on se soutient, même si on vient de loin. Après tout, c’est un breton ». Il se sent pourtant très différent de ce parisien si sûr de lui et gérant à à peine trente ans le village.

Loïc Le Gall vit au rythme de la paroisse. Tous les matins à quatre heures, au sonné de la cloche, il quitte sa demeure pour traverser la campagne. Il longe la maison en pierres du boulanger, hume l’odeur de la cuisson du gochtial dont l’homme a fait sa spécialité et part à travers le pays. Il parcourt ainsi, à pied, les trois kilomètres qui séparent l’usine du château de Trémohar où son grand-père lui a narré l’histoire d’une jolie jeune fille qu’il courtisait et qui allait devenir celle qui lui donnerait cette belle famille. 

Aujourd’hui cependant, quelque chose est différent. Loïc s’éveille. Son horloge biologique lui indique qu’il est en retard. Pourtant, le carillon n’a pas encore oeuvré. Son réveil posé sur la table de nuit indique quatre heures vingt-trois. La veille, il s’est mis au lit de bonne heure pour être reposé et prêt à partir dès potron-minet. C’est l’anniversaire de la mort de son grand-père et son bouquet de bruyères est prêt pour refleurir la tombe commune. Il se met en chemin, contrarié du contretemps et surpris de n’avoir pas entendu la cloche.

Six heures, il traine en chemin et attend de loin le coup d’envoi quotidien de sa journée mais rien ne se produit, pas un son qui habituellement traverse la lande. De retour au village, il aperçoit un attroupement au pied de l’église. Il s’avance et reconnait les habitués du dimanche. La messe n’est pas encore commencée et les conversations vont bon train. La cloche ne sonne plus. On lui raconte que le jeune maire l’a fait fondre. Le Conseil municipal a voté. « Il fallait agir » disent certains. « De quel droit ce freluquet démonte nos coutumes » dénoncent d’autres. 

Loïc ne fait pas de politique mais ce maire, c’est sa famille, éloignée certes, mais après tout, ne sont-ils pas cousins ? Il l’a d’ailleurs un jour rencontré, sur le chemin de Trémohar.

Un matin tôt, il parcourt la campagne, de retour de balade. Le chemin est légèrement pentu et annonce déjà la naissance du massif armoricain. Un de ces chemins de Bretagne qui ne mène nulle part mais qui appelle aux réflexions lui donne du fil à retordre mais la nature est belle et l’effort en vaut la peine. Il s’est éloigné pour cueillir l’habituelle bruyère. Il regarde ses pieds et fixe les cailloux. Les entreprises sont florissantes, il lui faut penser un peu à lui et à cette jeune fille qu’il croise souvent le matin, dans la boutique du boulanger. Son regard observe une silhouette au loin, elle ne semble pas faire attention à lui mais il peut admirer la carrure large, l’assurance qui émane de cet homme et il reconnaît son maire.

Il le voit passer à quelques mètres de lui le regard concentré, l’air inquiet. Il parle tout seul, des mots que Loïc entend mais ne comprend pas.

— Vont-ils me le pardonner ? Comment expliquer cela ? Je suis maire depuis à peine six mois et je dois déjà décapiter le village.

Pourquoi parle-t-il de décapiter le village ? A Bérric, la vie s’écoule et le respect des traditions et des habitudes donne si aisément le rythme. Sur le moment, il ne se questionne pas ayant lui-même ses propres soucis à l’usine et poursuit son chemin.

Simon lui aussi a ressenti la présence d’une autre personne. Il aime ce pays qu’il ne connait pas encore très bien et il ne veut pas détourner ses pensées de cette réflexion qui l’amène à considérer la fêlure de la cloche comme un réel problème. Le rapport est formel : elle doit être dépendue et refondue. Pour un premier mandat, la pression monte déjà très fort, ces bérricois sont si têtus et surtout très attachés à leur cloche. L’image de cet homme aperçu du coin de l’oeil lui traverse l’esprit. « Où ai-je donc déjà pu l’apercevoir » mais cette idée laisse rapidement place à d’autres, les comptes de gestion, les projets de village, une envie de plaire et d’avancer et cette fameuse cloche : Marie-Joseph, quel drôle de nom pour un carillon.

Tout s’est passé rapidement. Les hommes étaient encore au travail et les enfants à l’école. Une grue est aperçue mais tout le monde sait que l’église avait besoin d’un coup de neuf. Une remorque a emporté Marie-Joseph vers Vannes. Quelques habitants ont questionné la mairie. Pourquoi dépendre cette cloche qui est là depuis près de cent ans ?  La mairie est restée muette.

— Monsieur le Maire communiquera en son temps ! 

C’est dire si la fête du village programmée dans six semaines et le discours du Maire sont attendus.

Les jours passent et une seule phrase résonne et meuble toutes les conversations.

— Mais où est donc passé Marie-Joseph Guillemette ?

Simon a tenu bon. Il a pris la bonne décision et les retours sont enfin rassurants. Marie-Joseph Guillemette est bien arrivée à Annecy. Elle a parcouru les 771 kilomètres vers la fonderie Packard. Il a bien mené son affaire, elle sera de retour 72 heures avant la grande fête du village. Il a demandé à ses collaborateurs de garder le plus grand secret. Après tout, selon le rapport de l’expert, rien n’indiquait que l’on pouvait sauver la cloche. Il a cru en sa bonne étoile. Il sait maintenant que ses ancêtres bretons veillent sur lui.

L’impression de renouveau qu’il a ressentie lors de son dernier passage à Trémohar n’est pas feinte. Sur la tombe de sa mère, une brise iodée lui a confirmé ce qu’il savait déjà, il ne fera jamais rien qui nuise à son pays. Imperceptiblement, les yeux ont accroché la bruyère blanche qui garnit le mausolée voisin en marbre gris. Il y a lu l’épitaphe « Aénor Le Gall, née Le Goff ». Il a souri s’imaginant les deux femmes, courir dans la lande et se chuchotant des histoires de vanniers.

Une porte grince. Il est quatre heures et Marie-Joseph Guillemette pousse pour la première fois depuis des semaines son sol dièse enchanteur. Simon s’échappe pour quelques heures de pression de maire et prend la route maintes fois empruntée, bruyère à la main, pour rejoindre ses pensées les plus profondes et feue sa mère.

Le boulanger voit passer, pour la deuxième fois, une ombre devant sa porte. Il a cette impression de déjà-vu qui rassure. Décidément, ce matin est particulier. Loïc est heureux d’avoir enfin entendu retentir son passé de la plus belle manière.

—  Simon attend moi !
— Tu es en retard, dépêche-toi, nos ancêtres nous appellent.

Concours de nouvelles Mairie de Bérric « Terroirs, histoires et patrimoine » octobre 2022

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