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Le premier dimanche du mois
Gisèle supportait la soixantaine avec satisfaction. Elle avait été belle, les murs du couloir de sa maison s’en souvenaient encore. Ils reflétaient, avec nostalgie, lorsqu’elle passait de la chambre au salon, les photos d’une autre époque où les jupes très courtes et les bottes blanches en plastique à talons épais étaient en vogue. Apercevoir, imprimés, ses longs cheveux auburn, aujourd’hui si disciplinés, lui rappelaient ses effronteries d’antan. Elle en riait toujours.
Elle avait travaillé chez un notaire, personnage austère qui acceptait, avec une réticence souvent contenue, ce qu’il nommait ses fantaisies. Gisèle avait, il est vrai, son style. Chaque matin, elle le saluait et ce dernier la fixait, s’inclinait en soupirant tout en lui rendant un bonjour poli. Leur cohabitation avait été longue et timide. Ils ne s’aimaient guère.
Cependant, le tabellion maniait la langue avec habilité. Gisèle en employée comblée passait des heures exquises à transcrire les actes notariés, imaginant en chaque mot, un prétexte à l’évasion. Romantique, l’écriture emphatique de son patron la charmait. Pire encore, elle s’en régalait.
Gisèle et Ferdinand — puisque c’était son petit nom — ne se fréquentaient pas. Ils n’étaient pas du même monde et Mère, une femme acariâtre à la langue de vipère prénommée Paule (1), le lui faisait bien sentir.
Tout ce petit monde se croisait, sans s’adresser de paroles inutiles, outre les nécessaires directives d’un patron à son employée. Ses consignes d’ailleurs se raréfiaient au fil du temps, Gisèle connaissant par cœur le travail à accomplir. Les jours, puis les mois et les années se suivaient. La présence hebdomadaire de Mère imprimait sur l’étude une ambiance lourde et de plus en plus insupportable.
Après deux décennies de rédaction et d’abnégation, Gisèle prit une décision irrévocable.
Elle avait hérité. Certes, un tout petit pécule. Celui-ci lui permit cependant de quitter sa place. C’est avec plaisir et courage qu’elle avait renoncé aux participes passés et autres figures de style. Quand elle démissionna, rien ne lui fut reproché. Ses indemnités réglées par un chèque déposé, la dernière heure, sur son bureau, elle s’en alla. Gisèle travailla dans l’indifférence la plus totale, le notaire veillant à maintenir sa porte close toute la journée. Un vendredi, matinée de congé de la marâtre, elle ne vit donc personne et partit comme elle était arrivée le premier jour, sans se retourner.
Depuis quelques années maintenant, elle profite enfin d’une retraite bien méritée.
Elle loue un deux-pièces au troisième étage d’un building du centre-ville. C’est un coquet appartement qu’elle a décoré de manière très personnelle et elle partage sa vie et ses repas avec Poyette, une chatte belliqueuse et indisciplinée. Elle n’est pas superstitieuse, mais aime le chiffre 9, tout comme les arts qu’elle chérit plus que tout.
Sa vie est toutefois rude. Elle n’a pas les moyens ou du moins doit compter chaque sou. A part le don minime du vieil oncle, qui calculé au plus juste, lui a permis d’arrêter de travailler quelques années plus tôt que prévu, elle se contente souvent d’acheter au supermarché les promotions et articles au rabais.
Gisèle vit dans une petite ville de province. Le Maire des lieux se targue, à chaque discours, d’avoir connu Hemingway. Dans les années cinquante sur la Côte d’Azur, précise-t-il toujours. Personne, au demeurant et vu son âge avancé, n’ose d’ailleurs remettre cette affirmation en cause ni n’a le courage de vérifier. Il agite souvent un exemplaire du livre Paris est une fête, inventant même une dédicace impossible de feu l’auteur (2). Il en est pourtant convaincu. Il a dans la foulée décidé de partager avec ses concitoyens sa passion des lettres et des arts. De ce fait, tous les premiers dimanches du mois, les musée, théâtre, cinéma, guinguette, rendez-vous littéraires et autres promesses de sorties culturelles de la ville sont accessibles à tous et gratuits. Les places étant bien entendu limitées, pour s’y inscrire, être rapide est de mise.
Gisèle a vite décidé que cette activité serait sienne. Après tout, démunie, elle peut le supporter ; résignée et inculte, jamais. Elle attend donc avec impatience ce rendez-vous dominical. Pour s’y inscrire, toutefois, il est indispensable d’être en ligne, Monsieur le Maire étant non seulement adepte de l’ancien, mais également entiché du neuf.
Elle n’aime pas l’informatique et après avoir téléphoné pendant plusieurs mois, en vain, à la mairie, elle dut se résoudre à évoluer. Elle a travaillé de longues années sur une vieille Remington qui lui a usé le bout des doigts. Elle a manié avec aisance les carbones puis les photocopieuses. Elle domptera le numérique, elle n’en doute pas un instant. Pour les arts, de plus, que n’aurait-elle accompli ? Son préavis achevé, elle s’inscrit à des cours par correspondance et s’adapte rapidement au goût du jour. Un petit ordinateur complète l’équipement, elle devient rapidement experte en navigation.
La dame est futée. Ne dormant que très peu, elle a remarqué que les places gratuites étaient mises à disposition dès quatre heures du matin chaque jeudi qui précède le premier dimanche du mois.
Tous les mois, son temps libre est mis à profit pour sélectionner l’objectif ultime à atteindre. Ne travaillant plus, cela l’occupe et elle adore surfer sur les pages pour débusquer les avant-premières ou les expositions hors du commun. Le jeudi tant attendu, elle passe une nuit blanche pour ne pas rater le saint Graal qui revêt la forme, selon son envie, d’un ticket de cinéma ou d’une entrée dans une salle de spectacle choisie quelques jours plus tôt.
Les premiers dimanches du mois deviennent habitude et Gisèle organisée s’en trouve ravie.
Le premier de juillet, elle croise Ferdinand. D’abord étonnée, elle ne sait comment réagir. Ce dernier la remarque, incline la tête d’un mouvement cérémonieux puis poursuit son chemin. Gisèle est surprise. Elle l’a presque oublié. Est-ce sa mise ou sa démarche plus souple et plus aléatoire que d’habitude ?
La visite terminée, elle rentre chez elle. La pensée de Ferdinand l’obsède. Il avait l’air différent ; toujours aussi guindé, mais un détail étrange a attiré son attention et l’interpelle. Ferdinand, lui si classique, portait une écharpe d’une couleur vert pomme pour laquelle Mère n’aurait jamais donné son accord.
Le temps s’écoule et elle oublie cet événement. Le premier dimanche du mois d’août, alors qu’elle se régale d’une pièce impromptue d’un théâtre de rue, elle croise de nouveau le regard de Ferdinand. Celui-ci la fixe sans mot dire puis, aux trois coups du brigadier, détourne les yeux comme si elle n’existait déjà plus. Gisèle en est toute bouleversée. Ferdinand porte, ce jour-là, une veste à carreaux écossais excentrique, mais surtout il semble en être satisfait. Il se tient assis, bien droit. La représentation terminée, Ferdinand se lève, toise Gisèle, lui rend son signe de tête et s’éloigne.
Gisèle rentre chez elle plus perplexe que jamais. Coïncidence peut-être, mais croiser le notaire deux premiers dimanches de suite la met dans un état émotionnel particulier qu’elle ne peut expliquer. Auparavant, il l’ignorait et elle s’en était accommodée. Aujourd’hui, quelque chose a changé entre eux, elle le ressent et cela l’agace un peu.
Gisèle se surprend à attendre la prochaine échéance avec impatience. Ce n’est pas uniquement pour l’exposition des peintres surréalistes que l’on propose au musée municipal, elle s’en rend compte. Elle se demande si cette fois encore, elle va croiser le notaire. Elle décide d’ailleurs si cela se produit d’aller à sa rencontre. Après tout, après vingt années de travail en commun, même si leurs relations étaient quasi inexistantes, la politesse minimale est de mise.
Le jour venu, Gisèle se rend au centre-ville. Elle est nerveuse. Elle a revêtu une jolie robe à fleurs. C’est sa préférée et reconnaître cet élan soudain de coquetterie la bouleverse.
Elle va atteindre la porte du musée lorsqu’elle le voit. L’été n’est pas encore terminé. Le mois de septembre est à peine entamé. Il fait effectivement encore très chaud. Il est vêtu d’un short ligné. Il porte également un vieux polo démodé et se tient à côté d’un vélo. Gisèle note ce changement de tenue de même que la disparition de la raideur naturelle de Ferdinand. Il semble plus jeune, plus détendu. Mais, le voir sur deux roues, quelle idée !
Lorsqu’il la voit, il ne bouge plus. Il la fixe et semble attendre qu’elle engage la conversation.
Gisèle n’hésite pas un instant. Elle avance d’un pas rapide et décidé. Il va lui rendre des comptes car après tout, elle ressent encore cette fugace mais répétitive impression d’être espionnée. Elle n’a pas quitté le bureau pour côtoyer son ancien patron lors de sorties qu’elle s’est choisies et adore.
Lorsqu’elle arrive devant lui, elle doit lever les yeux et se rend compte qu’elle avait oublié qu’il était si grand. Elle rencontre son regard d’un bleu intense. Un clignement de paupière la questionne suivi d’un sourire ravageur. Comment a-t-elle pu rater cela ?
Subitement, elle se souvient. Il y a quelques mois, elle a entr’aperçu un petit encart, à la rubrique nécrologique de la gazette locale et a tiqué sur le nom de Paule de Bazin, ne se remémorant pas, à ce moment-là, ce que lui rappelait ce patronyme si particulier.
Les semaines se suivent et se ressemblent. Ferdinand attend Gisèle et, depuis peu, réserve lui-même le dernier jeudi du mois deux billets. Les tenues de Ferdinand sont de plus en plus extravagantes. On en oublie qu’il a été notaire. Un jour, plus loquace que d’habitude, il se lance :
— Gisèle, Mère est morte depuis longtemps maintenant… voulez-vous m’épouser ?
Un premier dimanche d’un mois d’octobre, Ferdinand s’unit à Gisèle. Il était amoureux depuis le premier jour, elle ne l’a jamais su, mais elle le vécut tout le reste de sa vie.
Concours de nouvelles – Cuisery – Thème : le premier dimanche du mois – décembre 2021
1. En référence au livre Vipère au poing de Hervé Bazin
2. Ernest Hemingway n’a jamais écrit Paris est une fête. Ce livre est un récit autobiographique écrit de manière posthume et publiée par la veuve de l’auteur sur base de notes retrouvées dans une mallette Vuitton au Ritz à Paris.
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Commentaires
2 réponses à “Le premier dimanche du mois”
❤️❤️❤️
Merci beaucoup !
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